Le maître Bonsaï

Extrait

Je suis Maître bonsaï. Je crée des bonsaïs et je les vends. C'est comme cela que le règne animal me reconnaît. Comme un vendeur de bonsaïs.

Par ma fonction. C'est une fonction rare, mais identifiée, dans l'Ordre du règne. Il y a longtemps, une appellation propre m'a été attribuée. Je n'ai eu à en user que rarement. Lors des contrôles.

Elle est consignée dans l'un des nombreux registres du règne. Pour lui, c'est un nom. Pour moi, un matricule. Je n'appartiens plus au règne, mais le règne ne le sait pas. Je suis Maître bonsaï. Je crée des bonsaïs et je les vends. Voilà ce que le règne sait.

Je crée et je surveille. Tout le temps.
Je contrains et je maintiens la contrainte.
Je contrains dans la pépinière.
Je maintiens la contrainte dans la boutique. La boutique donne sur la rue. Une petite rue.
La pépinière est à l'arrière. A l'arrière, il y a une cour. Je crée certains bonsaïs en plein air. Dans la cour.

Au fond de la cour, il y a une serre. Je crée d'autres bonsaïs dans la serre. Dans la serre, il y a des bonsaïs. Sur des étagères. Et il y a mes outils. Sur un grand panneau. Bien alignés. Bien rangés. Chacun à sa place. Sur le panneau. Ou dans des petits tiroirs. En bois. Sous le panneau.

Et au fond de la serre, derrière un rideau, il y a mon espace à moi. Derrière ce rideau, il y a d'autres étagères avec d'autres bonsaïs. Mais il y a aussi mon lit. Par terre. Au milieu des bonsaïs. Et il y a une chaise. Il y a aussi un W.C. et un lavabo. C'est mon espace à moi. Une partie de la serre. Je vis ici. Avec les bonsaïs. Je n'appartiens plus au règne animal.

Le bonsaï est un maître exigeant. Parce que c'est un être en suspens.

Créer un bonsaï, c'est contraindre un arbre à ne pas grandir et le maintenir en vie dans cet état. Parce que c'est dans cet état qu'il est une oeuvre d'art. Hors du temps. Hors du cours naturel du temps.

Créer un bonsaï, c'est poser un arbre sur une bascule, entre la nature et la mort. En équilibre précaire. Je pose des arbres sur des bascules. Et je les y maintiens en équilibre. C'est cela que je fais.

L'équilibre est précaire. Sans entretien, l'équilibre se rompt et le bonsaï glisse. D'un côté ou de l'autre de la bascule. Sans entretien, le bonsaï pousse ou dépérit. Il glisse vers la nature ou vers la mort.

Dans les deux cas, il est perdu. Un bonsaï est tout aussi perdu s'il pousse que s'il meurt. Parce qu'un bonsaï qui pousse cesse d'être petit et beau. Il cesse d'être un bonsaï pour devenir ou redevenir un arbre.

Le bonsaï tend à retourner à l'état d'arbre ou à ne plus être. Un arbre ne reste pas naturellement petit et beau. Il faut le travailler et le surveiller pour qu'il le devienne et le demeure. C'est cela que je fais.

Il n'est rien de plus trompeur que l'immobilité du bonsaï. Parce que le bonsaï ne tient pas en place. Il glisse. Tout le temps. D'un côté ou de l'autre de la bascule. Il faut le surveiller pour l'empêcher de glisser. Tout le temps.

Présentation de l'éditeur :

La légende de la fin des temps raconte qu'après la mort de Sakurako le monde n'était plus que désolation. Pourtant, sur la terre désertée, s'éleva bientôt un arbre à l'endroit même où la jeune fille s'était éteinte, frappée par le sabre de son père. À la fin du monde, ne subsista plus qu'un cerisier blanc, gardé par un serpent. »

Empreint de mystère et d'étrangeté, ce roman à la lisière du conte initiatique nous ouvre à la magie des bonsaïs pour révéler un secret : celui de notre part d'ombre.

Un texte envoûtant.

Biographie de l'auteur :

Chroniqueur TV et radio, fondateur du Prix du Style, chargé de mission au Sénat, romancier et essayiste, Antoine Buéno, enseigne aussi l'utopie à Sciences Po.

"Le Maître bonsaï" est son cinqième roman.